JANVIER 2024
 
 
CONTENU
Gibbon
LE PROJET COMMUNAUTAIRE
JAHOO GIBBON CAMP
 
 
Il y a encore peu, Mondulkiri (Monthol Khiri, littéralement le Centre des Montagnes) est l’une des régions les plus reculées du Cambodge.

Située dans le sud des hauts-plateaux, vaste zone s’étendant entre le Sud Laos, le Centre Vietnam et l’est du Cambodge, Mondulkiri se compose d’un entrelacs de plateaux basaltiques, de collines, de savanes, de marais, de forêts clairières et de jungles denses sur terres rouges. Vers le nord, Mondulkiri est frontalier avec la province de Ratanakiri, vers l’ouest par celle de Kratié et Stung Sen et à l’est et au sud par la frontière vietnamienne. Sur sa façade occidentale, la région se constitue des pénéplaines bordant le Mékong, espaces souvent recouverts de forêts clairières, au nord par la vallée de la Srépok, zone recouverte de savanes et de forêts-clairières. En son centre et sud-est le territoire s’élève sur les flancs nord du plateau du Yok Laych, vaste dôme bossué constitué d’un ensemble de mamelons couverts de prairies-steppes et de bosquets, aux vallées boisées et encaissées. Les légendes mnông racontent que la mer recouvrait autrefois cette région et que les buttes du plateau sont les vagues restées figées pour l’éternité. Le sud du Mondulkiri s’élève vers le nord et centre du plateau Yok Laych, région naguère nommée Toit de l’Indochine ou Plateau des Herbes, il sépare les affluents du Mékong de ceux des grands fleuves du Sud Vietnam (Song Be et Dong Nai).

Les principaux sommets de la région sont les Yuk Tou Gourr (932m), le Phnum Chrinh (715m), le Phnum Goun Djya (727m) et le Phnum Lier (1078m). Ces hauteurs alimentent une myriade de cours tortueux coupés de chutes comme celle de Bou Sraa, les plus notables étant les Dak Dana, Dak Deurr, Prek Chhlong et Dak Lok, elles affluent soit vers le nord et la Srepok ou vers l’ouest et sud-ouest en direction du Mékong.

Mondulkiri est le pays des Proto-Indochinois, minorités ethniques d’origine austronésienne ou austroasiatique : Mnông, Tampua, Kraol, Cham et Stieng, paysans de la forêt, ces derniers vivent dans sa crainte et dans celle des génies, leur vie s’organise autour de cycles agraires liés aux moussons, ils pratiquent la technique de l’essartage ou brûlis, la cueillette, sont d’habiles pisteurs et chasseurs. Durant l’époque khmère rouge, ils sont concernés par les programmes d’épuration ethnique et doivent parfois se terrer dans le fond de leurs jungles pour échapper au régime de Pol Pot. Désormais ils vivent en lisière de jungle ou le long de pistes, dans des demeures khmérisées ou traditionnelles, maisonnées basses aux longs toits de chaume. Dans la région, les Mnông (Phnong, Punong, Pnong ou Bunong) constitue le groupe ethnique majoritaire, pour un nombre de quarante et une mille âmes, et deux cent mille au Vietnam. Le centre du pays mnông s’étend jadis sur le sud-est du Mondulkiri et sur l’ouest du centre-sud Vietnam. L’histoire retiendra la grande révolte des Mnông menée contre l’administration coloniale française au début du XXème siècle. Durant la guerre du Vietnam, Mondulkiri est un fief khmer rouge, ses étendues sont régulièrement bombardées par les B-52.
Gibbon à crêtes à joues jaunes
Au sud de Mondulkiri, non loin de la province de Kratié, se situe la réserve de Keo Seima, un sanctuaire de biodiversité d'une importance mondiale. Ce secteur classé en 2002, qui s’étale sur près de trois mille hectares, culmine entre soixante et sept cent cinquante mètres. Il est formé de pénéplaines et de collines, de petites vallées, de marais saisonniers où méandrent de nombreux cours verdâtres, et de forêts mixtes où s’épanouie discrètement un total de neuf cent cinquante-neuf espèces de plantes, de champignons, pour trois cent cinquante-six espèces d'oiseaux enregistré, un record au Cambodge. On y dénombre aussi sept espèces de primates localisées dans l'aire protégée, dont le langur duc à queue noire (Pygathrix namaeus), le gibbon à crête à joues jaunes (Hylobates gabriellae), le cerf d'Eld (cervus eldii), le cerf sambar (Rusa unicolor), le banteng (Bos javanicus ou tembadau) et le gaur (Bos gaurus). À y signaler également la chauve-souris laineuse de Titania (Kerivoula titania), la chauve-souris à pattes épaisses d'Indochine (Glischropus bucephalus), la grenouille à cornes d’O'Reang (Ophryophryne synoria), la grenouille de Mouhot (Leptobrachium mouhoti), la vipère verte aux yeux rouges (Trimeresurus rubeus), la perdrix à cou orange, le paon vert, le canard à ailes blanches, le grand calao, le vautour, l’ibis, la grue de sarus et paon vert. Le tigre y est repéré pour la dernière fois en 2006.

Depuis 2014, un projet supporté par le Département de l’Environnement cambodgien, le World Hope International et le Wildlife Conservation Society a vu le jour au sein de la réserve de Keo Seima : le Jahoo Gibbon Camp. Sa mission : offrir aux visiteurs une expérience incomparable d'observation de spécimens menacés – avec en figures de proue le gibbon à crête à joues jaunes et le langur douc – ce afin d’inciter des actions de conservation et promouvoir la culture Mnông. Une initiative sociale dédiée à ces communautés marginalisées, qui leur fournit un travail en harmonie (et non en conflit) avec l’environnement, en opposition à l'exploitation forestière et la chasse d’espèces protégées, moyen de subsistance bien souvent choisi par facilité. Cette alternative renoue finalement les Mnông à leur forêt et sa faune en tant que source de revenus et de fierté.

Idéalement de novembre à mai, exploration de ce vivier majeur de biodiversité en compagnie d’un guide zoologiste directement impliqué dans la formation des gardes forestiers Mnông. Cette expérience immersive invite à suivre le chant troublant de rares primates et espèces aviaires qui s’agitent dans la canopée, et pour les chanceux, à observer diverses empreintes d'éléphants d'Asie et de griffures d'ours malais. Pour les plus aventureux, safari nocturne à la lampe frontale en quête de rencontre sauvage. Une occasion aussi de se délasser au bord de splendides cascades isolées, et de partager des spécialités qui subliment le savoir-faire khmer et mnông au sein d’une ferme communautaire, à l’écoute des contes et légendes alimentant le folklore local.


© Photo de Joel Sartore, National Geographic
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Carte Jahoo
L'HOPEA ODORATA
UN ARBRE PARFUMÉ
 
Hopea odorata
Lors de déambulations dans le centre de Saigon, spécialement entre l’ancien palais présidentiel et la cathédrale Notre-Dame, le passant remarquera des alignements d’Hopea odorata centenaires, des arbres élancés et parfumés à l’allure majestueuse sur lesquels nous nous penchons en cette édition.

L’Hopea odorata, également nommé Merbau, Merawan Takhian, Thingan, Thingan blanc, Meranti ou bois de rose, est une espèce d'arbre à feuilles persistantes poussant dans les régions tropicales d'Asie du Sud-Est. Il croît principalement dans des forêts humides de basse altitude, bien qu'il puisse également apparaître dans les zones marécageuses ou de mangroves.

L'Hopea odorata développe ses branches supérieures dans la canopée où il est en compétition pour la lumière avec d'autres arbres ; sa hauteur moyenne de quarante – cinquante mètres lui permettant d’effectuer cette performance. Son tronc est droit et élancé d’un diamètre parfois massif ; ses branches légèrement ascendantes forment une couronne pyramidale qui s'arrondit au fur et à mesure que l'arbre vieillit. Son écorce est brun-clair à brun-foncé et rugueuse, avec des fissures verticales et des crêtes.

Ses feuilles sont persistantes, ovales, coriaces et brillantes, ce qui l’aide à résister aux conditions humides de la forêt tropicale. Ses fleurs sont jaunes à blanches, poussant en grappe et attirant des insectes pollinisateurs. Ses fruits ont l’allure des capsules ligneuses et abritent les graines. Lorsque la capsule mûrit, elle se fissure pour libérer les graines, de petites noix ovoïdes d'environ un cm de long, munies d'une paire d'ailes en forme de longues lames, elles se détachent et choient en tournoyant élégamment à la manière d'un hélicoptère.

Une myriade de créatures y gravite. Un papillon de nuit de la famille des Sphingidae peut se nourrir du nectar de ses fleurs, des coléoptères comme le scarabée et la coccinelle se dissimulent sous son écorce, les fourmis construisent parfois leurs nids à proximité de sa base et y montent pour chasser d'autres insectes. Des pics, des mésanges et les gobemouches se nourrissent des insectes évoluant sur son tronc et ses hauteurs ; des mammifères, tels que l’écureuil, le singe, la panthère nébuleuse, le rat et la chauve-souris y trouvent refuge et se nourrissent de ses fruits.

Après la pluie, l’Hopea odorata libère un parfum vanillé et sucré. C’est une des raisons pour laquelle les Français de l’époque coloniale le plantèrent dans le centre de ville de Saigon, adjoignant ainsi un parfum subtil à une ville déjà exotique en soi.

En Thaïlande, son association à un concept féminin est pareillement lié à l’histoire de la mystérieuse Nang Tan Khian. Selon la chronique, Nang Tan Khian était une femme belle et charismatique vivant dans une communauté près d'une forêt dense. Elle était aimée et admirée par tous ceux qui la connaissaient et semblait détenir un lien spécial avec vieil Hopea odorata. Elle passait souvent du temps près de lui et lui parlait. Un jour, des étrangers malveillants arrivèrent dans la région et cherchèrent à enlever la belle. Pour échapper à la capture, elle se cacha près de l'arbre. Celui-ci décida de la protéger. Il se changea alors en une entité divine. Les étrangers, terrorisés par cette transformation surnaturelle s'enfuirent et Nang Tan Khian fut épargnée. Après cet événement, les deux êtres furent réunis, et leur amour devint légendaire.

Plus prosaïquement, en Asie du Sud-Est, l'Hopea odorata est d'une importance économique notable en raison de son bois de haute qualité, de sa durabilité, de sa résistance à l'humidité et de sa couleur brun-rouge ; il est prisé pour la construction de meubles, de planchers et de menuiseries. Sa résine est récoltée, réduite en poudre et utilisée dans la médecine traditionnelle comme styptique dont l'action permet d'arrêter les saignements lorsqu'elle est appliquée sur les plaies. L'écorce est astringente, elle est utilisée dans le traitement de la diarrhée et entre dans la composition d'un remède contre l'inflammation des gencives.

Toutefois, sa coupe excessive entraîne une réduction significative de ses populations. Il est désormais classé comme une espèce menacée dans certaines parties de son aire de répartition, des efforts de conservation sont déployés pour le protéger. Parmi les projets, il convient aux systèmes agroforestiers, notamment pour ombrager des cultures de café.

En parallèle du centre-ville de Saigon, des spécimens notables d’Hopea odorata peuvent s’observer dans les parcs nationaux de Cat Tien, Ke Bang – Phong Nha et Pu Mat au Vietnam, dans celui du Bokor au sud Cambodge, dans celui de la Nam Et au Nord-Est Laos, dans celui de Khao Sok en Thaïlande, et dans ceux de Bako et de Taman Negara en Malaisie.


                           
LA DERNIÈRE PASSION
DE RODIN
 
danseuses apsara
Le 25 avril 1906, le couronnement du roi Sisovath allait radicalement transformer les relations entre la France et le Cambodge. Son prédécesseur Norodom 1er avait régné de 1860 à 1904 et, de ce fait, avait été le signataire du contrat de protectorat avec la France en 1863.

Au départ la France s’était contentée de jouer son rôle de protecteur sans intervenir dans les affaires intérieures du Royaume qui demeuraient prérogatives du roi. Tout allait changer en juin 1884, lorsque les Français se saisirent de la réalité du pouvoir (terres, système de taxation…) et réduisirent de fait la royauté à un rôle purement symbolique. Les évènements que ce « coup d’état » allaient provoquer, dont une véritable guerre civile en 1885-1886, n’allaient rétrospectivement compter que comme des soubresauts insignifiants. Norodom 1er allait connaître une fin misérable, isolé dans son palais royal et abandonné par une élite qui n’avait pas tardé à trouver son intérêt dans la nouvelle configuration induite par la France.

Le voyage en France du roi Sisovath

Sisovath, Le nouveau monarque, avait très tôt renoncé à gouverner car seul lui importait prestige et apparat d’un règne que les Français allait s’employer à magnifier.

Moins de deux mois après son couronnement, il part pour la France en visite officielle accompagné de son ballet royal. Il arrive le 10 juin 1906 à Marseille pour visiter l’exposition coloniale où le ballet royal, qui s’y produit, va constituer un moment fort de l’exposition. Le roi quitte Marseille pour Paris le 18 juin en y laissant le ballet royal.

Il s’agit en fait d’une véritable révolution. Le ballet royal est une institution forte du royaume et sa fonction première dépasse le divertissement des hôtes du roi ; les danses du ballet jouent un rôle clé dans la sacralisation des cérémonies qui ponctuent la vie du royaume. Au grand jamais, le roi Norodom n’aurait laissé son ballet se produire hors de sa présence.

Avec le roi Sisovath, les choses ont bien changé.

Le succès des danseuses à Marseille est tel que, contre toute attente, le roi obtient leur départ pour Paris le 27 juin. Elles se produiront d’abord dans les jardins de l’Élysée. Auguste Rodin, en dépit de sa notoriété, ne sera pas invité. Dix jours plus tard, le 10 juillet 1906, il assistera à la représentation au Pré-Catelan.

« J’ai passé pour un grand sculpteur… »

Dès 1904, l’art de Rodin connait un essoufflement. L’artiste est paradoxalement victime d’un succès mondial qui l’a transformé en portraitiste mondain. La danse cambodgienne allait à nouveau bouleverser son existence.

Ce soir du 10 juillet, Rodin commence par s’ennuyer ; les danses grecques au programme suintent un académisme qui exaspère l’artiste à l’affût constant d’une authenticité qu’il baptise « nature ».

Et puis vient le tour des Cambodgiennes : « …Pour moi, je sens bien qu’à les regarder, ma vision s’est élargie ; j’ai vu plus haut et plus loin ; enfin j’ai appris… ».Danseuse apsara

Rodin est familier des danses asiatiques. Il en a eu une première révélation, à l’exposition universelle de Paris en 1889, avec les danseuses javanaises en qui il a vu de “merveilleuses princesses” ; il a aussi exprimé une grande admiration pour le spectacle “la geisha et le chevalier” à l’exposition universelle de 1900… avec les danseuses cambodgiennes, on touche au passionnel : « Je suis certain que ces danseuses comprennent et qu’elles sont capables de ne pas descendre de cet art supérieur… », une formule énigmatique qu’il nous donnera à comprendre plus tard lorsqu’il écrira « il y a les Grecs et les Cambodgiennes… ». « Cet art supérieur » est pour Rodin l’expression d’une vision originelle qui n’a pas été polluée par les couches ultérieures d’académisme.

Rodin obtient de leur rendre visite l’après-midi du 12 juillet, l’occasion trop brève de les dessiner : « Je les ai contemplées en extase …Quel vide elles m’ont laissé ! Quand elles partirent, je fus dans l’ombre et le froid, je crus qu’elles emportaient toute la beauté du monde ». 

“Je les aurais suivies jusqu'au Caire…”

Il n’ira pas au Caire. Du 14 au 20 juillet, Rodin sera à Marseille où, 6 jours durant, il les dessinera. Période de fête oblige, Rodin ne peut se procurer son matériel de prédilection et réalise ses premiers croquis sur du papier d’emballage qu’il achète à un boulanger.

Rodin dessine à main levée, sans jamais quitter le modèle des yeux : « Pourquoi ? Parce que je voulais être sûr que rien ne m’en échappait. Je n’ai pas pensé un seul instant au problème technique de la représentation sur papier qui pouvait empêcher l’élan de mon intuition, de mon œil jusqu’à ma main. À l’instant où mon œil s’arrête sur le papier, cet élan s’arrête… Mon but est de tester à quel point mes mains sentent déjà ce que voient mes yeux ».

C’est bien évidemment à sa fascination pour l’expression du mouvement et de sa fugacité que Rodin donne libre cours, au point que les costumes du ballet royal en ressortent très simplifiés.

Rodin intervient parfois pour demander aux danseuses de reprendre une pose, de s’y attarder. Les relations de l’artiste avec ses modèles sont immédiatement excellentes ; il leur offre des petits cadeaux, elles l’appellent « Papa ».

Fidèle à sa conception, le sculpteur veut saisir des postures intermédiaires qui n’apparaissent pas dans des poses conçues sous l’angle d’une succession. L’écrivain Rainer Maria Rilke qui a été secrétaire de Rodin en a tiré une conclusion magistrale dont l’essence, « puissance d’expression », révèle la nature profonde des dessins de l’artiste : « Rodin supposait que d’imperceptibles mouvements que fait le modèle lorsqu’il ne se croit pas observé… peuvent contenir une puissance d’expression que nous ne soupçonnons pas…il dessina une foule de gestes jamais vus, toujours négligés et il apparait que la force d’expression qui en émanait était immense… ».

Entre l’après-midi du 12 juillet à Paris et les 6 jours passés à Marseille en compagnie des danseuses, Rodin nous laissera 150 dessins qui vont compter dans ses œuvres majeures. Conséquence de ce travail intense, Rodin connaîtra un effondrement physique et ne pourra, à son grand regret, assister au départ des danseuses.
Secret Indochina
        Apsara illustration
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