JUILLET 2024
 
 
CONTENU
Bac Son
L'EXPÉDITION BAC SON 2024
RÉCIT DE L'EXPLORATION DES MERVEILLES D'UN MONDE PERDU D'ASIE
 
 
Du 10 au 22 mars 2024, Secret Indochina procède à une mission d’exploration du plateau de Bac Son. Les paragraphes ci-après en résument la teneur.

L’objectif de la mission est d’explorer la partie méridionale du plateau, d’y définir des accès et d’y recenser diverses spécificités. Elle est réalisée en collaboration avec l’agence Unlimited Expeditions (Secret Planet).

Le plateau ou formation de Bac Son (C-P bs, « les mille et un monts » ou « mille oreilles de chat ») est un espace sauvage reclus dans la nuit des temps, il constitue la partie centrale du massif de Ke Bang – Phong Nha, dans la province de Quang Binh, au centre-nord du Vietnam.

Inconnu et inaccessible, Bac Son est l’incarnation d’un monde perdu, à l’instar de certaines régions de Papouasie – Nouvelle Guinée et de haute Amazonie. Semblablement au Maple – White Land de C. Doyle, le plateau est de configuration rectangulaire et insularisé par les escarpements cuirassant ses quatre faces. Il est recouvert par un labyrinthe calcaire, lui-même ensevelît sous une forêt primaire insondable fréquemment enveloppée par le voile éthéré et changeant des brumes océaniques.
 
Carte de Bac Son à l'échelle 50 000. Sur la partie centrale/nord-ouest, le plateau de Bac Son.
Le plateau s’élève dans le sud-ouest de la zone strictement protégée du parc national de Phong Nha (la zone de Thuong Trach). Orienté sur un axe nord sud-est, il s’étend sur une moyenne de vingt kms pour cinq de large. Sa face occidentale domine la frontière laotienne et les formations dentelées du parc national d’Hin Namno, ses faces septentrionales et orientales dominent d’autres déclivités, sa face méridionale surplombe abruptement l’axe de la grande faille de Ca Roong. Ses éminences y culminent à une altitude moyenne de huit cents mètres, un de ses principaux sommets est le mont Tra Du (765 m), un édifice imposant en forme de ziggourat.

Les karsts de Bac Son sont entremêlés et forment d’impénétrables dédales. Ils y datent du Carbonifère, leur épaisseur y varie entre sept cents et neuf cents mètres. Il y a quatre cents millions d’années, la région est recouverte par un océan chaud, des organismes marins y déposent des strates de carbonate de calcium et de magnésium, générant des strates calcaires. Élevées au-dessus du niveau de l’océan par des mouvements tectoniques, les strates se soulèvent et forment le plateau de Bac Son.

Des millions d’années de typhons et de pluies légèrement acides s’infiltrent dans des fissures dissolvant les parties friables des roches. L’eau pénètre de plus en plus en profondeur, s’accumulant dans des rivières et des bassins souterrains. Les vents et l’érosion continuent d’aiguiser les hauteurs du plateau de façon capricieuse, en forme d’oreilles de chats. Les calcaires y sont généralement gris-foncés ou blanchâtres (pour les calcaires oolithiques) et parfois avec des nuances rosâtres.

En parallèle de ces phénomènes, le plateau constitue une zone considérablement tectonisée où la tectonique s’exprime généralement par des failles. Plusieurs orogenèses y sont superposées. L'intensité des mouvements a fait apparaître trois types de failles :

. Des directs (déplacement vertical).
. Des inverses ou chevauchantes (déplacement vertical et chevauchant).
. Des coulissantes (déplacement horizontal).

Ces failles ont été créées lors de l’ère paléozoïque et ont connu une forte activité au Carbonifère précoce et au Crétacé. Elles séparent divers compartiments rocheux. Les principales sont visibles sur les images satellites, d’autres ne sont pas repérées, notamment à cause du couvert végétal. La faille la plus notable est celle de Ca Roong. Formant la frontière sud du plateau, elle est orientée sur un axe ouest-est, entre le Laos et le Vietnam, sa longueur est de trente-cinq kms pour une moyenne de cinquante mètres de large.

Bac SonLe plateau est recouvert de forêts sempervirentes humides sub-montagneuses, y croît une flore épiphytique dépendante des vents océaniques procurant l’humidité idéale pour le développement d’écosystèmes. Ce bastion constitue un sanctuaire inexpugnable pour une faune variée dont des félins, l’ours malais et l’ours de l’Himalaya, le hatinh langur (un singe de l’Ancien Monde), le douc, le gibbon à favoris blanches, le dhole (le chien sauvage d’Asie), le saola, le muntjac, le lapin rayé annamite et le rat des rochers laotien.

Dans les temps anciens, des groupes proto-indochinois vivent en bordure du plateau et dans les espaces incertains s'étirant entre Khammouane et Dong Hoi. Certains mènent des existences troglodytes, d’autres s’établissent dans des villages le long de cours, ils développent un rapport intime avec la grande forêt. Ces groupes appartiennent principalement au groupe bru-van kieu dont les sous-groupes sont les Khua, les Ma Coong, les So, et les Tri. L’autre groupe est celui des Chut, leurs sous-groupes étant les Ma Lieng, les May, les Sach, les Ruc et les Arem.

L’existence de ces peuples gravite autour de la culture du brûlis et de la forêt, résidence sacrée de génies et source infinie de vie. Dès le premier millénaire Après J.-C., les Cham venèrent quelques grottes vers le bourg de Phong Nha, les Français de l’époque coloniale mettent en valeur certaines grottes. Durant la Guerre du Vietnam, Ke Bang et Bac Son sont traversés par des ramifications de la Piste Hô Chi Minh. La face laotienne est intensément bombardée par l’USAF et d’après nos informations divers de ses appareils s’y écrasent.

Dans les années 2000, sous l’impulsion du général Vo Nguyen Giap, des membres de la British Caving Association et du National Geographic découvrent divers réseaux de grottes dont celle de So’n Doong, d’autres réalisations dont le tournage de King Kong Skull Island et la création d’Oxalis achèvent de conférer une notoriété internationale à la région.
  
 
 
Membre de l'expédition sous un bosquet d'oreilles d'éléphant
L’expédition se compose de quarante-sept membres, dont deux membres de Secret Indochina, cinq membres d’Unlimited Expeditions dont un guide de haute montagne français, d’une équipe d’une dizaine de Vietnamiens logisticiens, d’une équipe de vingt-cinq ma coong (les éclaireurs, les porteurs, les porteurs d’eau et les trois gardiennes-vestales du camp Paradis), de représentants de l’armée et du parc national, ainsi que d’un scientifique (le Snake-man) et d’un droniste.

L’itinéraire de l’expédition est prédéfini via l’identification d’une cinquantaine de points GPS repérés depuis un bureau de Secret Indochina. Les points étant identifiés via des recoupements entre des cartes satellites et topographiques. L’objectif final étant les points 5-2 et 5-3, points des cimes sud du plateau, au-dessus des falaises méridionales et de la grande faille.


Des procédures durables sont appliquées, notamment celle de la gestion des déchets, des toilettes des camps et de la minimisation de l’impact d’une expédition sur une forêt intouchée.

La première nuit se passe au camp Paradis, le camp de base 1 de l’expédition. Celui-ci se situe sur la moyenne Ke Shar, un cours tortueux et sauvage bordé d’arbres séculaires dont de vieux sraolaos, une espèce élancée au tronc blanc tacheté. Les deux jours suivants permettent de progresser vers la grande faille de Ca Roong. Au départ du camp Paradis, l’expédition remonte d’abord la Ke Shar, à cette saison embrumée de nuages de papillons enluminés, puis elle s’engage sur une crête schisteuse, une ancienne zone de brûlis colonisée par des bois de bambou et par une forêt-secondaire où émergent d’autres sraolaos.

Au niveau du point A-2, l’expédition rentre dans les méandres karstiques définissant le plateau et ses contreforts. Elle se faufile précautionneusement via les points A-3, A-7, et A-12 bis, à travers un dédale de fissures, de combes et de dolines surplombées de pics rocailleux prolongés de falaises le long desquelles pendulent insensiblement des lianes luisantes. Par endroit, des arbres séculaires se dressent majestueusement, leurs branches entrelacées formant un dôme vert impénétrable obscurcissant le ciel et filtrant la lumière, créant des ombres dansantes et des reflets étranges, dans le lointain résonnent les appels de créatures invisibles.
 
 
L'équipe d'expédition au complet
Deux camps intermédiaires sont établis en cours ; la progression est lente, d’une moyenne de deux kms par jour, les ouvreurs taillent un passage au coupe-coupe, des barres-rocheuses doivent être équipées pour avancer sans heurts. La température moyenne est de 30 degrés et l’hydrométrie de 85 %. Au nord du point A-12 bis, apparaît la grande faille de Ca Roong. Sombre et effrayante, elle forme un noir sillon, ondulant comme un python géant sous les hautes falaises blanchâtres ; par endroit, elle disparaît, noyée sous des amas végétaux effondrés, parfois s’y ouvrent des cavernes plongeant vers les entrailles du plateau la dominant. Des parties centrales des falaises apparaissent d’autres énigmatiques entrées de grottes inconnues, pour certaines vraisemblablement le déversoir périodique de réseaux souterrains. La progression continue pendant deux kms le long de la faille, puis le camp 1 est atteint.

Le camp 1 fait office de camp de base 2, il constitue une arrière-base opérationnelle pour atteindre le plateau sous lequel il se situe. Disposé le long d’une étroite arête calcaire dont un des replats forme sa partie centrale, il est conçu suivant un modèle pyramidal où des sous-camps et des feux se disséminent le long de l’éperon. Au septentrion, le site est surplombé par les majestueuses falaises méridionales de Bac Son, vers les autres azimuts, par des pitons karstiques crénelés dont les falaises blanchâtres miroitent au levant.


Depuis le camp 1, deux tentatives sont menées pour atteindre les hauteurs de Bac Son, la complication étant de trouver un passage entre les falaises protégeant son accès. La première tentative échoue, la colonne se retrouvant devant une barre rocheuse impassable en calcaire friable. La deuxième réussit, en passant via le point estimatif 5-2. Il est rejoint en traversant la faille, en grimpant sur sa contre-pente, zone recouverte de rotins effondrés dans lesquels il faut tailler un étroit tunnel-végétal, puis en suivant une diagonale-ascendante via une série de ravins et de combes où s’épanouissent de colossaux hsienmus aux faîtes chargés d’épiphytes et aux racines rougeâtres démesurées ; plus haut, une trouée est identifiée, elle mène au point 5-2 et au sommet des falaises argentées.

Bac Son 2Depuis un promontoire, la vue plonge sur une inconcevable sauvagerie : vers le sud, des élévations karstiques fantasmagoriques dominent les gorges du point A-12, au sud-est s’élève la ziggourat du mont Tra Duc et ses ramifications tortueuses, au sud-ouest se dressent les mille et une murailles abruptes de la frontière laotienne et du parc national d’Hin Namno. Vers le nord, c’est l’inconnu, le plateau en lui-même, la porte du labyrinthe s’y matérialise par l’entrée d’une combe emmurée de végétation entrelacée. En atteignant le point 5-2 et la porte sud du plateau, un des objectifs de cette première expédition est atteint.

Les deux derniers jours se passent à s’extraire du secteur en longeant les contreforts occidentaux du mont Tra Duc et via le camp Paradis.

Durant l’expédition, diverses spécificités naturelles et humaines sont observées, les principales étant :
 
SUZANNE LECHT
ET L'ART CONTEMPORAIN VIETNAMIEN
 
Engagée sa vie durant dans le domaine des arts, du Far West du Montana aux côtes orientales de New York et du Japon, Suzanne Lecht est une directrice artistique reconnue comme une autorité en matière d'art contemporain au Vietnam.

Après la disparition soudaine de son mari en 1992, avec qui elle vie au Japon depuis plusieurs années, Suzanne est en quête d’un nouvel horizon, d’une nouvelle passion sur laquelle axer sa vie. Après divers séjours à Beijing, Shanghai, Hong Kong, Bangkok, ou encore Chiang Mai, le destin l’amène à lire un article de Nora Taylor publié dans le Vietnam Investment Review, la ”Bande des Cinq” de l’Art : ceux qu'il faut surveiller organisent une troisième exposition commune d'art du cœur. Un papier qui l’interpelle immédiatement.

Formé à Hanoi en 1983, la Bande des Cinq comprend Hong Viet Dung, Ha Tri Hieu, Dang Xuân Hoà, Tran Luong et Pham Quang Vinh, un groupe de peintres à la fois célèbre et mystérieux, qui constitue l'une des premières formations d'artistes dans le Vietnam d'après-guerre. Ces cinq hommes se réunissent pour réaliser quelque chose de nouveau. À l’époque, le domaine de l’art est encore sous la dépendance des décisions du gouvernement. Le message est clair, les œuvres ordonnées par les autorités doivent se conformer au romantisme ou à la propagande ; le reste étant considéré comme illégal. Véritables observateurs de leur pays en mutation, le petit groupe d’artiste commence à peindre leur espoir, leur rêve et leur vie spirituelle intérieure qu’ils exposent dans leur propre studio, sans public. Un laboratoire d’idées artistiques qui se libère dans les années 1990, période d’ouverture du pays, au même titre que l’écriture, la littérature ou le cinéma. Ce groupe suit la vague de transformations de l'art vietnamien que connait la période post-Doi Moi, nom donné aux réformes économiques lancées en 1986 dans le but de créer une "économie de marché à orientation socialiste". Ces pionniers de l'abstraction deviendront l’une des figures les plus importantes de la scène artistique contemporaine du Nord-Vietnam d’après-guerre.

Intriguée par leurs œuvres d'art novatrices qui fusionnent l’Orient et l’Occident avec des symboles et des compositions asiatiques emblématiques, Suzanne se met à rêver. Elle décide de s’expatrier dans ce pays au passé tragique et douloureux en se donnant pour mission de retrouver la Bande des Cinq afin de les aider à sortir de l'ombre de la censure et de l'embargo américain. Une chance de collaborer avec ces artistes extraordinaires qui symbolisent un élan d’espoir et de paix, et de servir, d'une certaine manière, de pont interculturel grâce au pouvoir de guérison des arts. Hasard du calendrier ou destinée, Suzanne est invitée à déjeuner dans la maison de l’un des Cinq, Pham Quang Vinh, grâce à Phuong un viet-kieu de retour aux sources, qu’elle rencontre au musée d’Ho Chi Minh lors de sa première journée sur Hanoi, en janvier 1994, un an et demi avant le rétablissement des relations diplomatiques entre le Vietnam et les États-Unis. L’hospitalité de cette famille qui l’accueille à bras ouvert n’aura d’égal que la succulente cuisine qu’on lui y sert. L’invitation se poursuit vers le studio de Ha Tri Hieu, un autre membre des Cinq. La magie opère, l’histoire commence.

Récif corallienDès lors, Suzanne s’emploie à mettre en lumière des artistes locaux d’exception, singuliers et passionnés dans leur expression. En juin 1997, à l'occasion de la rétrocession de Hong Kong à la Chine, et de pair avec Percy Weatherall, l’ancien PDG de Hongkong Land, l'un des promoteurs les plus anciens et les plus prestigieux d'Asie, elle organise à Hong Kong l’exposition artistique « le nouveau visage de Hanoi » qui met à l’honneur les œuvres d’art de Nguyen Quân, artiste, critique d'art et mentor de la Bande des Cinq, Thành Chuong, réputé pour ses laques monumentales, son cher ami Pham Quang Vinh, ainsi que deux jeunes artistes émergents Lê Quang Hà et Pham Minh Tuan. Un évènement qui sera le premier d’une longue série.

En 1994, désireuse de présenter l'art contemporain et la culture ancienne du Vietnam dans une atmosphère authentique, Suzanne crée, à l’aide des bonnes grâces de Pham Quang Vinh, le Art Vietnam Salon Gallery. Cet établissement établi en périphérie sud de Hanoi se compose d’une imbrication insolite d'une maison thaï blanc sur pilotis importée de Mai Chau, placée au sommet d'une base de deux étages construits pour ressembler à une pagode traditionnelle. Une humble et paisible demeure garnie d’un mobilier et d’ornements fabriqués par des artisans du bois talentueux sous les inspirations des deux commanditaires. Aujourd’hui, cette galerie d'art qui symbolise l'amour et l'admiration que Suzanne porte au Vietnam, a contribué à établir le marché international de l'art vietnamien contemporain. À l’avenir, Suzanne l’espère, ce lieu mondialement reconnu deviendra un centre de recherche artistique et une plaque tournante d’évènements culturelles pour les chercheurs, artistes, et collectionneurs.

Pour les amateurs d’art en séjour dans la capitale, rencontre de Suzanne Lecht pour s’immerger dans l'histoire de l'art au Vietnam et de ses particularismes. Présentation de l'exposition actuelle et mixte présentant, entre autres, les sculptures en laque de Lê Thua Tien, et en bronze de Nguyen Thi Chinh Lê, les calligraphies nôm de Le Quoc Viet, les œuvres aux multiples facettes du plus ancien artiste représenté, Nguyên Cam, les photographies en relief de Nguyen The Son, ou encore les créations de Dinh Thi Tham Poong, cette artiste née à Lai Chau en 1970 d’un père muong, et d’une mère thaï blanc qui associe des images de son propre héritage Muong à un paysage visuel surréaliste.



© Légende : Time is the King III, Aquarelle, feuille d'or sur papier Do fait main, de Dinh Thi Tham Poong, 2022.

                          
EXCURSIONS ÉPIGRAPHIQUES
LE TEMPS DE RÊVER
 
Dans un texte précédent, nous avions brièvement esquissé le cadre général dans lequel les écritures d’Asie du Sud-Est allaient naitre et se développer.

Des relations commerciales entre des chefferies d’Asie du Sud-Est et des royaumes situés au sud du sous-continent indien allaient susciter un vaste flux culturel, qualifié ultérieurement d’indianisation ou d’hindouisation. Tous les voyageurs qui se sont rendus en Asie du Sud-Est n’ont pu qu’être impressionnés par l’ampleur de ce mouvement : superbe statuaire, forêt de temples et, bien sûr, de nombreuses stèles sans lesquelles l’histoire de la région ne se livrerait pas facilement.

Les Indiens et les autres, de Vo Canh à Dông Yên Châu

Tout commence par des inscriptions en langue sanskrite dont la plus ancienne est la stèle de Vo Canh, découverte près de Nha Trang et datée, avec les hésitations d’usage, au 3ème siècle de notre ère.

De la même façon que l’alphabet latin a été utilisé pour l’écriture de langues qui n’ont rien à voir avec le Latin, le Vietnamien en est un bel exemple, l’écriture de la stèle de Vo Canh sera adaptée à des langues locales qui n’ont strictement rien à voir avec le Sanscrit.

Et la palme de la toute première rédaction en langue locale revient… aux Chams. Découverte en 1936 à Dông Yên Châu près de l’ancienne capitale Cham de Indrapura dans la région de l’actuelle Dà Nang, la toute première inscription en langue Cham a été datée au 4ème siècle de notre ère.

Une modeste inscription de 3 lignes au contenu éloquent :

Fortune ! Voilà le serpent du roi !
Pour qui le respecte, les joyaux tomberont du ciel.
Pour qui l’insulte, 1000 ans en enfer pour lui et pendant 7 générations pour sa famille.


Deux considérations s’imposent de prime abord :

1. Il n’est pas questions des dieux hindous comme c’est quasiment toujours le cas dans les inscriptions en Sanscrit, mais d’un dieu local, le serpent du roi. Ce culte local du serpent (naga), génie protecteur et divinité des profondeurs humides de la terre, se retrouve dans toute l’Asie du Sud-Est. Paul Mus avait ainsi bien montré que le motif du Bouddha sur naga est très représenté dans la statuaire sud-est asiatique, ainsi dans l’art khmer.

2. Il y a des termes sanscrits dans le texte parmi lesquels : nāga (serpent, dragon) ; naraka (l’enfer) ; svarggah (le paradis). Mais aussi et essentiellement des termes en vieux cham qui n’ont rien à voir avec le Sanscrit : urāng (personne) ; putauv (roi) ; dengan (avec) etc.

Une opposition est à l’œuvre entre global et local. Il n’aurait pas été de bon augure d’évoquer dans la langue des dieux, le Sanscrit, la rusticité d’un culte local ; pour ce, le Cham fera bien mieux l’affaire. La syntaxe est bien celle du vieux Cham et le vocabulaire essentiellement cham avec, concession compréhensible, des termes sanscrits pour rendre des notions comme paradis et enfer.

Un peu de rêve

Cela semble tout simple : au 4ème siècle de notre ère, le Cham est la première langue d’Asie du Sud-Est à être écrite avec un des alphabets utilisés pour écrire le Sanscrit, langue qui n’entretient pas plus de rapports linguistiques avec le Cham que le Français avec le Malais.

Cette écriture sanscrite, quelle est-elle ? Eh bien l’amoureux des paradoxes sera comblé ; l’écriture de la stèle sanscrite de Vo Canh et par suite de l’inscription cham de Dông Yên Châu provient bien du Sud de l’Inde. L’ennui, c’est qu’elle n’est pas localisable avec davantage de précision. Une sorte de pot-pourri qui a emprunté un peu par ci, un peu par là… Bref, une écriture d’exportation qui n’a pas un lieu d’origine bien précis et comme il faut bien la nommer, on combine les noms de deux dynasties de l’Inde du sud, Pallava (275 - 897) et Chalukya (543 -753) pour créer l’écriture Pallava – Chalukya.

En fait, la plupart des écritures de l’Inde ont une origine commune, véritable prototype qui s’appelle le Brahmi. Cette écriture brahmi, dans sa forme originelle, sera utilisée du 3ème siècle avant J.-C au 5ème siècle de notre ère. Elle finira par disparaître après avoir donné naissance à près de 20 types d’écritures pour transcrire les langues du Nord et du Sud de l’inde. L’écriture Pallava – Chalukya est donc une variante du Brahmi du Sud.

Les écritures indiennes du Nord et du Sud auraient donc leur origine dans cette géniale création indienne qu’est l’alphabet brahmi… Nous voilà arrivés au bout de nos peines !

Nous allons devoir déchanter. La créativité, pourtant considérable, du monde indien a fait l’impasse sur l’écriture. Aux textes écrits, la pensée indienne a toujours préféré les récitations et l’art de la récitation a donné naissance à des systèmes mnémotechniques d’une inventivité inédite. Il y a même un vieux dicton selon lequel « le texte écrit est comme l’argent qu’on a prêté, on ne l’a jamais sous la main quand on en a besoin ».

Pour être bien clair, l’Inde n’a jamais inventé aucune écriture et la mode actuelle de « l’écriture » de la vallée du fleuve Indus bute sur deux problèmes :

1. S’agit-il vraiment d’un système d’écriture ? On a aussi évoqué un ensemble de sceaux.
2. S’il s’agit bien d’une écriture, elle n’est déchiffrable que si l’on dispose de la langue qu’elle a transcrit.

Visiblement, aucune langue, passée ou actuelle, du sous-continent indien ne peut aider au déchiffrage de ces signes.

Il nous faut donc nous déplacer vers l’Ouest. C’est dans l’alphabet Araméen qu’il faut chercher l’origine de l’écriture brahmi. L’alphabet araméen s’est constitué à partir du 8ème siècle avant notre ère. Un fascinant destin que celui des Araméens, de leur langue et écriture ; la disparition des royaumes araméens au 8ème siècle avant J.-C et la dispersion des populations araméennes dans le monde assyrien, puis babylonien et enfin persan allait faire de l’araméen, et de son écriture, une véritable lingua franca dans tout le Moyen-Orient et jusqu’en Inde…Un certain Yehoshua de Nazareth ne parlait-il pas l’Araméen ?

Ce n’est pas encore fini, car le système d’écriture de l’Araméen provient de l’alphabet phénicien qui sera utilisé pendant près d’un millénaire à dater du 10ème siècle avant J.-C. C’est de cet alphabet phénicien que, outre l’alphabet araméen, l’alphabet grec est issu.

On peut remonter encore plus loin dans le temps, car l’écriture phénicienne est dérivée de l’écriture protosinaïtique dont des premiers fragments d’inscriptions, découverts dans la péninsule du Sinaï, ont pu être datés du 19ème siècle avant notre ère.

Nous voilà au bout de nos peines : l’écriture protosinaïtique provient d’une version simplifiée de l’Égyptien hiéroglyphique.

Partis des rivages du Pacifique, nous avons suivi la chaine fascinante des écritures pour remonter jusqu’à l’Égypte pharaonique, au terme d’un voyage de plus de 20 siècles.

Jean-Michel Filippi.


 
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