mai-2021

En cette newsletter printanière, Secret Indochina aborde un sujet légendaire des forêts d’Asie du Sud-Est : le rhinocéros de Sumatra.

Présentement, le rhinocéros de Sumatra ou rhinocéros velu (Dicerorhinus sumatraensis) se retrouve principalement sur l'île de Sumatra et celle de Bornéo. Des populations éparses sont confinées dans les parcs nationaux de Gunung Leuser, Kerinci Seblat, Bukit Barisan Selatan et Kalimantan. Avant les années 1950, le rhinocéros est répandu dans toute l’Asie du Sud-Est : des forêts tropicales et marécages de l'Inde, au Bhoutan et Bangladesh, du sud de la Chine à la Malaisie, du nord Laos jusqu’au sud de Java.

En raison de similitudes morphologiques, le rhinocéros velu est vraisemblablement lié au rhinocéros laineux (Coelodonta antiquitatis) et au Stephanorhinus, tous deux éteints. Le rhinocéros laineux, ainsi nommé en raison du pelage qu'il partage avec le rhinocéros de Sumatra apparaît pour la première fois en Chine au Pléistocène supérieur ; son ère de peuplement s’étend du continent eurasien à l'Espagne. Le rhinocéros laineux survit à la dernière période glaciaire, mais, comme le mammouth laineux, il s'éteint il y a environ dix mille ans.

Un rhinocéros velu peut atteindre un mètre cinquante au garrot, deux mètres cinquante de long et son poids varie entre cinq cent kilogrammes et deux tonnes pour les spécimens les plus imposants. Sa longévité varie entre trente et quarante ans. Il possède deux cornes, la plus grande, l’antérieure est la corne nasale, la plus petite est la frontale.

De nature solitaire, le rhinocéros de Sumatra affectionne les ravins de forêts d’altitude, les forêts pluviales ou nuageuses de montagne, les zones marécageuses des plaines. Anciennement, il abonde dans les savanes maritimes à l’allure africaine des pénéplaines de la chaîne sud – annamitique (provinces de Binh Thuan et Ninh Thuan). Les mâles déambulent sur des territoires pouvant atteindre cinquante kilomètres carrés, la femelle de dix à quinze. Le rhinocéros délimite son territoire en grattant le sol avec ses sabots ou sa corne, en pliant ou brisant de jeunes arbres pour former des motifs distinctifs, en éraflant les troncs ou en déposant des excréments. Il est surtout actif à l’aube ou durant le crépuscule ; la journée, il erre ou se complaît béatement dans des bains de boue, dans des mares ou dans des trous d’eau qu’il aura creusés, ces immersions l’aident à maintenir sa température corporelle et à se prémunir des parasites et insectes.

Son régime alimentaire est folivore et se compose de jeunes arbres, de feuilles, de pousses et de brindilles, environ cinquante kilogrammes par jour. Parmi les plantes les plus couramment consommées se trouvent des espèces des familles des Euphorbiacées, Rubiacées et Melastomatacées. Pour ses besoins en sel minéraux, le rhinocéros recherche des sources sulfureuses ou volcaniques, des plantes riches en minéraux, des suintements salins ou des plaques salines ; en léchant ces dernières les femelles y déposent des enzymes particulières permettant aux mâles de déceler les périodes d’œstrus.

Le rhinocéros de Sumatra est le plus vocal de toutes les espèces de rhinocéros, il émet trois sons distincts : un glapissement bref d’une seconde en eepppp, un son plus long de quatre à sept secondes ressemblant à celui de la baleine à bosse et le troisième un sifflement vibrant prolongé par un souffle d’air comme un puissant soupir. Ces vocalisations sont vraisemblablement destinées à signaler un danger, une localisation ou un désir licencieux ; le sifflement peut porter jusqu’à neuf kilomètres. Certains jeunes arbres tordus de façons particulières indiquent donc un territoire… ou une direction à emprunter, une jonction dans le réseau des voies secrètes de la bête.

En son territoire, le rhinocéros velu aménage et entretien tout un réseau de pistes et sentes, comme un précieux patrimoine-routier qu’il transmet de générations en générations. Deux types de voies sont utilisées : les premières, les pistes principales menant aux points d’eau, à des salines ou vers d’autres territoires reliés par des genres de couloirs passant parfois via des terrains compliqués ou inhospitaliers comme des rivières aux forts courants, des forêts de bambou effondrées, des ravins ; les voies secondaires, d’étroites sentes presque inextricables mènent via des passages à des sites garde-manger où le rhinocéros se sustente solitairement, ou pour les cas des femelles, avec sa progéniture.

La femelle est sexuellement mature à l'âge de six ou sept ans, la période de gestation est d'environ quinze mois, les intervalles entre les naissances étant de quatre-cinq ans ; le nouveau-né pèse entre quarante et soixante kilogrammes et demeure avec sa mère trois-quatre ans. Le schéma de la parade nuptiale est similaire à celui du rhinocéros noir : le jeune mâle est parfois agressif avec les femelles, les blessant ou les tuant occasionnellement.

À l’époque des royaumes cham, khmers et des confédérations proto-indochinoises, le rhinocéros est chassé pour les zoos royaux, pour sa viande, pour l’ivoire de ses cornes destiné à confectionner des ornements de lobes d’oreille et divers objets décoratifs, éléments de tributs épisodiquement adressés aux empereurs chinois comme le signalent leurs annales détaillées. Sa peau est utilisée pour les boucliers, les armures, les casques, les fourreaux de poignards ou sabres et pour les tam-tams de cérémonie. Diverses croyances populaires sont associées aux rhinocéros velus, l’une d’entre elle, birmane, voulant qu’ils se nourrissent de feu ; une autre préconise de les chasser lors de la pleine lune de juillet, durant leur rassemblement annuel.

Les Cham délèguent sa traque à certains groupes forestiers, notamment les Cau Maa’ de la Moyenne rivière Dong Nai (la Daa’ Dööng, à l’ouest des provinces de Dong Nai et de Lam Dong) pour qui il est le rhim, maître des marais et des combes obscures de leur pays interdit. La technique de chasse s’inspire de ses voies secondaires, ces petites sentes sinueuses : les Cau Maa’ en reproduisent le modèle, en taillant d’étroits tunnels à l’extrémité duquel est fiché un pieux acéré ou creusé une fosse subséquemment camouflée. Quand l’animal est repéré, il est finement attiré vers l’entrée de la galerie où, curieux ou gourmand, il s’engage naïvement. Après avoir effectué quelques sacrifices rituels, les guerriers surgissent hors de leur affut et, avec leurs longues lances, percent la croupe de la bête. Rendue furieuse par ses piqures inopinées et les cris de chasse des rabatteurs, elle fonce vers le bout du tunnel où elle s’éventre sur le pieu, la peau de son-bas ventre étant tendre ; sinon, emballée dans son élan, elle ne discerne pas les feuillages camouflant la fosse dans laquelle elle s’effondre impuissante et grondante. Elle est ensuite percée par les longues lances ou encagée directement dans son trou, extirpée et descendue vivante vers les plaines.

Le dernier rhinocéros velu disparaît du Vietnam il y a une quinzaine d’année, il ne résiste pas aux guerres, aux déforestations et au braconnage, néanmoins son esprit est toujours présent via des noms de lieux et dans la mémoire collective de certains groupes autochtones. Pour Secret Indochina, avec le tigre, il est pour ainsi dire un animal mascotte, fondamentalement en raison de cet intérêt commun pour les solitudes sylvestres insondables

© Crédit illustration : Frédérique Reffet