MARS 2025
 
 
CONTENU
MARS 1975
LA CHUTE DU HAUT PLATEAU CENTRAL
 
 
L’offensive de mars 1975, connue sous le nom d'offensive générale, de soulèvement du printemps 1975 ou de Campagne 275 est la dernière campagne de la guerre du Vietnam. Elle conduit à l’évacuation, à la débâcle et à la chute du haut plateau central, prémices à la chute de Saigon. En cette édition de l’anniversaire des cinquante ans, et dans le cadre de nos publications sur la guerre du Vietnam, nous revenons sur ces évènements pas si lointains. L’évacuation du haut plateau central faisant partie des évacuations désastreuses des guerres d’Indochine, à l’instar de celle de Cao Bang d’octobre 1950.

Le haut plateau central vietnamien s’étend entre la mer de Chine du Sud et le bassin du Mékong, au centre Vietnam, au sud Laos et dans l’est cambodgien. Il y a à peine un siècle, ces hauteurs apparaissaient comme une succession de plateaux couverts de brousses épineuses, de forêts primaires et de marais d’où émergeaient des volcans surplombés de sommets insondables tailladés par des rivières impétueuses. Dans l’ancien temps, le haut plateau est tenu par les Proto-Indochinois, Austronésiens de la péninsule ou Austroasiatiques, soit une quarantaine de groupes, paysans de la forêt, vivant dans la crainte de divinités tutélaires, au gré des essartages, des moussons, de conflits ou de querelles claniques.

 
Carte de l'Offensive de Printemps
À partir de 1960, les Américains y mettent en place deux programmes : le Mountain Scout (ou Commando Program) et le Village Defense Program. Le premier dont la mission correspond à celles du GCMA (les contres-maquis des Français) : créer une armée clandestine entrainée dans des camps des forces spéciales américaines dont l’Ea Ana, le Lac Tien, An Lac, An Khe etc. Le deuxième consiste à fortifier des villages au sein d’un réseau provincial où des bérets verts forment les Proto-Indochinois aux techniques de défense et à la guérilla ; les fortifications classiques, fosses piégées, rangés de pieux acérés, palissades en bambou sont améliorées par des fortins, des blockhaus, des ceintures de barbelés et des champs de mines.

Toutes ces manœuvres venant de l’adage « qui tient le haut plateau tient le sud Vietnam » et du fait que toute la bordure occidentale longeait des sorties laotiennes et cambodgiennes de la Piste Hô Chi Minh. Le haut plateau devient d’une importance stratégique majeure, il est classé comme secteur du II ième Corps et ses capitales régionales Ban Me Thuot, Pleiku et Kontum deviennent le siège de bases américaines et de l’ARVN. S’y déroulent des batailles majeures de ce conflit, notamment celle de l’Ia Drang, une des premières, puis A Shau, Khe Sanh, Lam Son 719 et les opérations Arc Light, Niagara, Rolling Thunder, Igloo White et Commando Hunt. En 1972, l’armé nord-vietnamienne lance une offensive de grande envergure, mais elle est brisée grâce à l’appui massif des B-52.

Début janvier 1975, l’armé nord-vietnamienne capture la province Phuoc Long (l’actuelle Binh Phuoc), puis entre les 10 et 18, s’empare de Ban Me Thuot, ville clé du haut plateau (Opération « éclosion de la fleur de lotus »). A l’aube du 10 mars, les forces du FNL, des éléments de la prestigieuse division 320 et de la 316 (des anciens de la bataille de la RC 4) lancent un assaut sur la ville, nom de code « l’éclosion de la fleur de lotus ». La bataille commence par des pilonnages et des attaques de sapeurs, puis un assaut frontal, la ville et ses alentours tombent rapidement et sonnent le glas d’autres villes du haut plateau, notamment Pleiku et Kontum, créant un mouvement de panique.

Le président Thieu décide l’évacuation du II ième Corps afin de rassembler ses troupes le long des côtes dans la province de Phu Yen d’où il compte lancer une vaste utopique offensive afin de reprendre Ban Me Thuot. L’état-major conseille au président de choisir la route 7 B (la vallée du Song Ba) comme axe d’évacuation, évitant ainsi les RN 14, 19 et 21, ces dernières étant coupées par la guérilla et propices aux embuscades. L’itinéraire le long du Song Ba devait surprendre la NVA en évacuant les forces du II ième Corps via cette piste délabrée et peu fréquentée, traversant le pays du roi du Feu jaraï (Ayunpa).

Clouded tiger À l’aube du 15 mars, le général Pham Van Phu, patron du II ième Corps annonce à ses subordonnés l’évacuation du haut plateau, pour le lendemain. Des troupes du génie devant précéder les soixante mille membres de la 23 ième division de Rangers de l’ARVN, des éléments de la VNAF et deux cent cinquante mille civils vivants à Pleiku et Kontum. L’arrière garde est confiée aux forces régionales montagnardes.

Le 15 au soir des C-123 de la VNAF, des Huey et des C-46 d’Air America évacuent les états-majors, les hauts responsables de province, les personnes sensibles, tandis que la foule des anonymes cède à un vent de panique. Une des plus grandes débâcles de la guerre du Vietnam commençait. Fred Anderson, un ancien pilote d’Air America témoigne : « je n’oublierai jamais la vision de la nationale en quittant Pleiku. Ce n’était qu’une masse compacte en mouvement. Les fuyards emportaient tout ce qu’ils pouvaient de chez eux. Et vous saviez que des milliers mourraient en chemin… Au début de l’évacuation de Pleiku, tous les tirs que nous avons essuyés provenaient de nos alliés sud-vietnamiens. Les gens ne se contrôlaient plus, ils se sauvaient et ne pensaient à rien d’autre. Dans cette anarchie totale, l’homme était ravalé au rang de bête » (Christopher Robbins. Air America).

Des milliers de Vietnamiens et de minorités ethniques évacuent Kontum, grossissant les rangs de ceux de Pleiku. La horde s’engouffre le long de la RN 14 sud, puis le long de la trouée de l’Ayun et la 7 B. Des GMC du génie précèdent des centaines d’engins surchargés de civils et de membres de l’ARVN débarrassés de tout uniformes. La cohorte noyée dans la poussière de la fin de la saison sèche est composée de piétons et de véhicules hétéroclites sont des Lambrottes, des Vespas, des bus Dodge, des buffles et de chevaux titrant des charrettes encombrées.

La panique saisit définitivement les esprits lorsque l’on apprend que des ponts détruits empêchent toute progression vers le sud-est d’Ayunpa. Le matin du 17 mars, le chaos règne en maitre, la colonne est rattrapée par les forces nord-vietnamiennes, elle est pilonnée ; des combats s’engagent et durent jusqu’au 19. Les unités militaires sud-vietnamiennes se disloquent, les véhicules sont abandonnés, les soldats désertent ; la pluie et le terrain difficile rendent tous les mouvements encore plus lents. En deux jours, ce qui aurait dû être un repli stratégique se transforme en exode chaotique, les routes se jonchent de cadavres, de véhicules détruits et de civils épuisés. Le 20, la colonne et les forces de l’ARVN sont anéanties, rares sont qui peuvent rejoindre le Phu Yen. Vingt mille des soixante mille soldats qui battaient en retraite peuvent regagner la côte, sur les cent quatre-vingt mille civils qui avaient tenté de se mettre à l'abri, soixante mille réussissent à passer.

Cette débâcle a un effet psychologique dévastateur sur l’ensemble de l’armée sud-vietnamienne. L’impression que tout est perdu se propage non seulement parmi les soldats, mais aussi parmi les responsables politiques à Saigon. Les pertes humaines et matérielles sont immenses, avec des milliers de soldats capturés ou tués, des civils et des minoritaires abandonnés. Profitant de cette confusion, les forces communistes avancent rapidement vers le sud. En moins de deux semaines, l'armée nord-vietnamienne sécurise le haut plateau et ouvre la voie vers des positions côtières stratégiques. Les villes et les bases de Qui Nhon, Tuy Hoa, Nha Trang, Cam Ranh, Phan Rang et Phan Thiet tombent rapidement sans véritable résistance, un mois plus tard, c’est au tour de Saigon


LÉGENDE

- Bannière : Bui Quang Anh. On the Truong Son Trail.
- Bulle 1 : La colonne sur la route 7 B.
- Bulle 2 : La colonne sur la route 7 B.


 
VICTOR TARDIEU
ET L'ART MODERNE VIETNAMIEN
 
Victor Tardieu, cet artiste Lyonnais qui ne pensait rester que quelques mois en Indochine deviendra un important contributeur de la renaissance de l’art vietnamien aux côtés de Nam Son, tous deux co-fondateurs de l’école supérieure des Beaux-arts de l’Indochine, une institution qui revêtira une véritable vocation artistique faisant d’elle le foyer de la formation d’un art vietnamien moderne soucieux de préserver la tradition asiatique.

Formé dès 1887 à l'École des Beaux-arts de Lyon, Victor Tardieu intègre l'Académie Julian à Paris, et en 1890 l'École des Beaux-arts de Paris à l'initiative de Léon Bonnat, dont il devient élève et protégé. Il travaille dans les ateliers de Bonnat et d'Albert Maignan jusqu'en 1894. Il collabore également avec Félix Gaudin, le peintre-verrier et mosaïste français pour qui il réalise une pléthore de cartons de vitraux.

En 1902, il épouse la harpiste Caroline Luigini, fille du compositeur et chef d'orchestre Alexandre Luigini. Ils ont un fils, le futur écrivain Jean Tardieu. La même année, il expose au Salon de la Société des artistes français une imposante huile sur toile intitulée Le Travail, grâce à laquelle il remporte le premier prix national et une bourse d'étude, qui lui permet d'effectuer jusqu'en 1904 un voyage en Europe durant lequel il peint les ports de Londres, de Liverpool et de Gênes. Le fourmillement humain de ces lieux de commerce captive l'artiste, qui y voit une continuation des observations qu'il avait faites dans sa région Rhodanienne. Au cours de ce séjour à Gênes la Superbe, il réalise le tableau Les dockers, une œuvre qui illustre particulièrement ce cycle créatif traitant de la vie des ouvriers et des manœuvres. Le labeur dans les grandes villes européennes y est capté dans toute sa vérité et sa puissance réaliste. On reconnaît bien évidemment tout ce que l'artiste doit à une solide formation classique et son admiration particulière pour Michel-Ange. Cet œuvre préfigure le traitement monumental des grandes figures occidentales et orientales qu’il réalisera par la suite.

De 1909 à 1911, il peint le plafond de la salle des fêtes des Lilas. En 1914, il quitte ce monde heureux en s’engageant volontaire dans la Première Guerre mondiale où il officie comme aide-soignant dans un hôpital de campagne près de Dunkerque ; et continue à dessiner sous l’uniforme. Démobilisé en 1918, il retrouve son cocon familial chamboulé par des années d’absence et peine à joindre les deux bouts avec une activité artistique en berne malgré son chantier pour le plafond de l'hôtel de ville de Montrouge, Les âges de la vie.

Une rencontre avec Albert Sarraut, gouverneur général de l’Indochine jusqu’en 1919, et ministre des Colonies en 1920, grand amateur d’art et collectionneur, lui redonne alors un peu d’espoir. Victor Tardieu reçoit cette année-là le Prix de l'Indochine, un prix d'art colonial français instauré en 1910, décerné chaque année, offrant une bourse à son détenteur en plus de la gratuité du voyage en Indochine. En échange, le peintre doit exposer ses tableaux dans la colonie mais aussi proposer aux comités de la Société coloniale des artistes français une sélection de ses œuvres dont une seule serait choisie et offerte à un établissement public local.

Hue CitadelEn janvier 1921, âgé d’une cinquantaine d’année, il part de Marseille, sans femme et enfants et découvre un pays qui va le fasciner. Arrivée le 2 février à Saigon pour un séjour qui devrait normalement durer six mois, il commence à explorer une partie de l’Union indochinoise française regroupant dès lors les protectorats de l’Annam, du Tonkin, la colonie de Cochinchine, les protectorats du Cambodge, et du Laos. Son chemin l’amène jusqu’à Hanoï où il rencontre des officiels français et de jeunes artistes vietnamiens, dont Nguyen Van Tho, dit Nam Son, un élève pas comme les autres.

Séduit par la région, il décide de s'installer à Hanoï. C’est alors que son talent artistique est mis à contribution de l’administration française qui cherche à restaurer et agrandir les bâtiments de « l’Université de l’Indochine » (ou université de Hanoi), fondée originellement en 1906 par le gouverneur général Paul Beau, sous les plans d’Ernest Hébrard, l’architecte et urbaniste chargé de la direction des bâtiments de la colonie. Le 6 juin, il se voit assigné par le gouverneur général Maurice Long la décoration des nouveaux bâtiments de l’université, dont en particulier le grand amphithéâtre avec une immense et ambitieuse fresque murale La Métropole devant suivre le thème La France apportant à sa Colonie les bienfaits de la civilisation, un « sujet terrible » confie-t-il à sa femme, pour ce socialiste dans l’âme.

Cette œuvre chantant la « mission civilisatrice de l’homme blanc » qui incarne l’idée de progrès acquis par la science et l’enseignement ne lui prendra pas moins de six ans de besogne. Sur cette « Toile de l’unité » de soixante-dix-sept m² figurera près de deux cents personnages, orientaux et occidentaux représentatifs de la société de l’époque, dont entre autres, Dr Cognac, M. Albert Sarraut, M. Baudoin, l’auvergnat Varenne, et quelques mandarins. Au premier plan, on y trouvera divers personnages français et autochtones exécutant une succession de tâches pour lesquelles l'Université prépare les étudiants : des vétérinaires examinant un bœuf, un chimiste manipulant l’éprouvette, des médecins auscultant, et administrant une injection, des magistrats et avocats en pourparlers, un inspecteur agricole enseignant à un paysan l'utilisation de la charrue moderne. Pour réaliser sa fresque, Victor Tardieu a besoin de « modèles », mais cela n’existe pas en Indochine. Nam Son, cet excellent dessinateur et admirateur de la technique occidentale de la peinture à l’huile, qu’il rencontre en 1923, lui propose de revêtir ce rôle ; une collaboration de laquelle va naitre une réelle amitié.

Dong KhanhEn parallèle de ce chantier d’envergure et motivé par ses amis vietnamiens qui expriment leur inquiétude face à l'influence artistique chinoise et la domination culturelle occidentale, Tardieu décide d'établir, en collaboration avec Nam Son, une École des beaux-arts dédiée exclusivement aux étudiants vietnamiens, où l'on dispensera les fondamentaux classiques dont, entres autres, le dessin, les études sur le vif, l’anatomie, la perspective. Après un voyage à Paris pour embarquer le matériel nécessaire et recruter les professeurs, dont le jeune peintre Joseph Inguimberty, l'École supérieure des beaux-arts de l'Indochine est établie le 27 octobre 1924 par décret du gouverneur général Martial Merlin. La formation proposée, dirigée par Victor Tardieu (1924-1937), puis par Évariste Jonchère (1938-1945), contribue incontestablement à l'émergence de l'art moderne vietnamien. Le programme et l'organisation de l'École suivent le modèle de l'École des beaux-arts de Paris tout en incorporant une instruction approfondie sur l'art traditionnel annamite. De fil en aiguille, s’instaurent des classes de laque, de peinture sur soie, puis d’architecture et enfin d’arts appliqués. Le corps d’enseignant dont fait partie Nam Son (qui se forme intensivement aux Beaux-Arts et aux Arts décoratifs de Paris) s’emploie avec passion à aider – dit Tardieu – « ses étudiants beaucoup plus doués que la plupart des nôtres à retrouver leur inspiration propre ». L’instauration de cette nouvelle institution, non sans embuche, est une véritable révolution à l’époque de par la singularité du modèle éducatif, dont l’essor imprévu se révèle particulièrement durable. De nombreux artistes qui sont à l’origine du développement d’une branche autonome de la création en Asie y sont formés comme Le Pho, Le Thi Luu, Mai Trung Thu, To Ngoc Van (futur premier directeur vietnamien de l’École – qui sera tué en combattant contre les Français à Dien Bien Phu), Phan Chanh, Vu Cao Dam, Nguyen Gia Tri, et bien sûr, Nam Son. Les expositions ventes et salons organisés à Hanoi, à Saigon et à Paris en sus par Tardieu, qui se couronneront d’un incontestable succès public, permettront d’asseoir d’autant plus la célébrité de ces artistes emprunts à magnifier le fruit de l’acculturation Est-Ouest.

Aujourd’hui, il est possible d’observer (pour quelques privilégiés seulement) la fresque du grand amphithéâtre refaite par le peintre Hoang Hung en 2006, (suite à sa disparition au changement de régime d’après-guerre ne voyant pas d’un bon œil l’allégorie à la puissance coloniale), dans ce qui est à présent l'université de pharmacie et le collège des sciences de l’Université nationale du Vietnam au 13-15 P. Lê Thánh Tông.


LÉGENDE

- Bannière : la fresque murale La Métropole.
- Bulle 1 : Victor Tardieu.
- Bulle 2 : la peinture Les dockers.

 
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